J.Y. Thériault, Genèse, 6-9
la mise en discours du déluge.

Genèse, 6-9, J.Y. THERIAULT, La mise en discours du déluge, 2004

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Dans la Bible, le récit du déluge s’étale sur quatre chapitres du premier livre, Genèse 6-9. Son intrigue n’a pas besoin d’être résumée, elle est bien connue. Il importe cependant de rappeler que le récit biblique appartient au grand cycle des origines (Gn 1-11) avec lequel il entretient des liens significatifs. Encadré par des listes généalogiques (Gn 5 et 10), il vient après les récits de création (Gn 1-3) et précède celui de Babel (Gn 11). La perspective comparative de notre équipe de recherche sur le déluge nous a amené à prendre le texte qui va de 6, 1 à 9, 17 comme objet principal d’analyse. Cette extraction pratique, que nous justifierons en temps opportun, ne se veut pas contraignante. Nous soulignerons les liens que le texte entretient avec son environnement textuel et nous en tirerons quelques réflexions au terme de la lecture. À la différence de quelques autres récits de notre corpus, le récit biblique est fort sérieux. L’existence même de toute créature animée est mise en danger. Grâce à une extraction, représentée par le contenu de l’arche greffé sur Noé, la vie pourra recommencer. Mais les rapports des humains avec le créateur seront radicalement révisés et les conditions de la vie seront établies sur de nouvelles bases, qui prendront en compte la fragilité de l’être humain dans un monde qu’il risque toujours de conduire à sa perte.

Avant de procéder à une lecture attentive du texte, il conviendrait de le découper en scènes discursives faites du croisement d’un nombre stable d’acteurs dans une espace délimité et dans un temps caractérisé. La détermination de telles unités est toutefois rendue difficile par un phénomène textuel observable en surface : double nom de l’acteur divin, apparentes incohérences des indications temporelles, bon nombre de répétitions, notamment de l’entrée et de la sortie de l’arche ainsi que des listes d’êtres vivants, etc. Tout cela, qui sert l’établissement d’une genèse historique du texte, rend aléatoire un strict découpage en situations discursives. Notre proposition d’articulation du texte repose plutôt sur une lecture narrative sommairement établie. Nous avons ainsi identifié quatre maxi-séquences qui correspondent aux phases principales d’un programme narratif. Gn 6, 1-12 est considérée comme phase de mise en projet d’un programme complexe, dont les valeurs et les enjeux ne seront véritablement établies et reconnus que dans la phase de sanction qui va de 8, 21 à 9, 17. Le segment 6, 13-7, 4, constitué essentiellement de deux discours divins auxquels se conforme Noé, représente la phase du don ou de l’acquisition de compétence. Reste le long récit de la performance, 7, 6-8, 19, que nous diviserons encore en plus petites séquences. À l’intérieur de ces segments, délimités pour la commodité de l’étude mais aussi considérés comme succession articulée, notre intérêt ira au dispositif figuratif. Nous répertorions les figures en tentant de déployer les effets de sens que construit le réseau énonciatif. Notre conviction est que le texte ne fait pas que représenter des événements en mots, mais qu’il met en discours des figures, les organisant en un réseau que nous analysons en vue de retracer l’organisation du sens et de construire le discours du point de vue du sujet de l’énonciation.

1. Phase d’établissement des valeurs et du contrat (Gn 6, 1-12)

Deux scènes s’ouvrent successivement par un phénomène de multiplication : celle de « l’adam » en 6, 1 (« Alors que l’adam avait commencé à se multiplier sur la surface du sol ») et celle de sa « méchanceté » en 6, 5 (« Le SEIGNEUR vit que la méchanceté de l’adam se multipliait sur la terre »). Face à cette double prolifération totalisante, la singularité de Noé, seul « homme juste » dans ce monde. Nous regroupons nos observations autour de ces trois points.

1.1 Une multiplication confuse

Notre texte interrompt la liste généalogique amorcée en Gn 5, 1, « le livret de famille d’Adamn ». L’énonciation est modifiée, ouvrant un large cadre spatio-temporel marqué par l’activité d’acteurs collectifs : «n l’adamn », « les fils de Dieu », « les géants ». Si « l’adam » est déjà connu, les autres personnages apparaissent pour la première fois et ils restent bien mystérieux. Ils constituent toutefois la population terrestre en ce temps passé. Ils forment l’arrière-plan plus large sur lequel va s’inscrire l’observation divine plus ciblée de la vie de l’adam au quotidien (6, 5). L’humanité se multiplie sans tenir compte des limites et des distinctions. On ne sait pas qui sont ces « fils de Dieu ». Le texte dit simplement qu’ils semblent détournés de leur filiation divine du fait qu’ils sont mus par la « vue » et l’attrait qu’exerce sur eux la beauté « des filles de l’adam ». Le regard détermine leur agir, le fait qu’ils choisissent et prennent de ces filles comme épouses, qu’il y ait accouplement et qu’elles enfantent « pour eux ». Ce processus d’engendrement diffère largement de celui manifesté dans la généalogie qui précède. Là, la génération se fait « à sa ressemblance et selon son image » (5, 3), imitant le processus créateur de l’adam d’ailleurs rappelé : « il le fit à la ressemblance de Dieu » (5, 1) ; l’acte générateur du père produit « un fils » qui reçoit un « nom » propre. Ici, la génération se fait par l’accouplement de « fils » divins avec des « filles » humaines. Ces « fils » sont déterminés comme sujets reproducteurs, non par l’image du père, mais par la vue de la beauté des « filles ». Ce qui naît de cette union est attribué aux géniteurs sans indication de filiation, ni de sexe, ni de nom propre. Cette union est plutôt une fusion pour une multiplication humaine sans véritable distinction des générations et des sexes, dans la confusion de l’humain et du divin. Ce sont littéralement les « hommes du nom », nom anonyme et collectif, qu’ils doivent sans doute à leur prolifération confuse, comme les « géants », leurs contemporains, désignés simplement par leur stature physique imposante. Au cœur de cette manifestation de la prolifération adamique indifférenciée, dans le métissage ou le mélange, intervient une parole du Seigneur : « Mon souffle n’animera pas toujours l’adam, du fait qu’il n’est que chair, et ses jours seront de cent vingt ans ». « Le Seigneur » apparaît ainsi dans un rôle de destinateur manifestant les valeurs en jeu. Sous les figures thématiques du « souffle » et de la « chair » se trouve dénoncée l’ambiguïté qui règne dans la masse humaine qui se répand sur la surface du sol. L’adam ne se fie qu’à la « chair » oubliant ce qui la tient en vie. La valeur du « souffle » doit être reconnue comme ce qui donne consistance à la dimension physique et lui permet de vivre. Une existence déterminée par la transmission de « l’image » avec un nom propre et l’articulation des générations. Ce que marque la limitation des jours de la chair. Un débrayage énonciatif introduit la parole divine. Elle n’est pourtant adressée à personne. À qui pourrait-elle s’adresser dans cette masse humaine indifférenciée ? Emballé par la prolifération anonyme de la « chair », l’adam ne voit que sa beauté et sa force. Cet égarement le détourne de l’attention au « souffle » qui lui donne sa véritable consistance humaine. La parole divine donne une évaluation juste des « héros » mentionnés : les engendrements des « filles de l’adam » avec les « fils de Dieu » ne manifestent pas convenablement la filiation divine dans la chair de l’humain. Bref, bien qu’il n’y ait personne pour l’entendre, l’acteur divin démasque la faiblesse charnelle et fait apparaître l’inspiration véritable qui fait la vitalité de l’humain

1.2 Un mal qui envahit la terre

Sur ce fond de scène d’un temps indéterminé, s’inscrit le constat visuel fait par « le Seigneur » d’une autre prolifération, le mal adamique au quotidien. Le regard divin enregistre la propagation de « la méchanceté » humaine comme un envahissement progressif de l’espace terrestre (« se multipliait sur la terre ») et une occupation totale des unités du temps (« à longueur de journée »). La nature du mal n’est pas autrement explicitée par la mention d’actions mauvaises spécifiques, mais sa profusion est expliquée par la corruption de sa source : le « cœur » comme lieu de conception de tout agir (selon la TOB), mais indiquant peut-être ce qui constitue l’être même de l’humain. De l’arbre de la connaissance du bien et du mal, l’adam semble n’avoir retenu que celle du mal. En Gn 6, 11-12, le narrateur prolonge le constat de corruption : « La terre s’était corrompue devant Dieu et s’était remplie de violence. Dieu regarda la terre et la vit corrompue, car toute chair avait perverti sa conduite sur la terre. » Ce nouveau constat confirmé par le voir divin n’est pas une simple répétition de l’évaluation faite auparavant. Il montre comment ce qui est au cœur de l’humanité (l’adam) s’étend à « la terre » considérée « devant Dieu » (Élohim). La « terre » est vue ici comme habitat qui est doublement mal en point : « corrompu » face à Dieu et « rempli » de « violence ». L’agent corrupteur est identifié : « toute chair avait perverti sa conduite sur la terre ». La traduction de la TOB suggère une connotation trop moralisante. L’habitat humain est en fait désaxé. Il est sur une mauvaise voie (route ou chemin en hébreu). Au lieu d’être orienté par ce que l’adam tient du Créateur (l’image ou l’esprit), il est mené uniquement par ce qui est « chair » dans l’adam. Et cette dissolution de la structure vivifiante est totale : elle affecte toute chair et elle remplit la terre. Il suffirait de laisser les choses aller et l’habitat adamique irait de lui-même à sa ruine. La terre se détruit d’elle-même face à Dieu. Le premier effet de cette évaluation touche d’abord l’acteur divin lui-même : il « se repentit » de la fabrication de l’adam sur la terre et il « s’en affligea » (son cœur, libbô en hébreu, est affecté). Le diagnostic fait à « vue » de la mauvaise condition du cœur humain, affecte le cœur divin. La déception du Seigneur l’amène à parler. Comme en 6, 3, son dire n’est adressée à aucun acteur figuré dans le texte, mais sa parole en attente d’un auditeur est loin d’être banale : « J’effacerai de la surface du sol l’adam que j’ai créé, [de l’] adam [aux] bestiaux, petites bêtes et même les oiseaux du ciel, car je me repens de les avoir faits.nbsp» Le «nbspje » divin envisage un acte d’« effacement » de la « surface du sol » de toute sa création animée. L’image fait penser à l’écrivain qui efface de la feuille de papier l’œuvre qu’il a composé. Il se remet en question en tant que créateur. Notons aussi comment l’adam est étroitement associé aux autres créatures animées. Le regard divin le voit tourné vers son côté charnel et la parole divine le lie de près à la vie animale présentée comme son extension naturelle. L’être humain assume la destinée de l’ensemble des animaux qui ont partie prenante avec lui. Parce qu’il ne voit que du mal dans sa créature animée, le Seigneur envisage sa destruction complète.

1.3 Tout, sauf Noé : 6, 8-10

« Mais Noé trouva grâce aux yeux du Seigneur. » Une brèche apparaît dans la perception divine. Si petite soit-elle, elle ne va pas moins donner un caractère bien différent au programme divin. La figure de Noé se dessine sur deux axes : a) sa singularité au sein d’une totalité humaine affectée par le mal qui vient du cœur de l’adam ; b) la spécificité de son rapport à Dieu. Sur le registre du mal envahissant tout l’espace terrestre et le temps humain, l’évaluation du Seigneur pose Noé à l’écart de toute l’humanité. Une part du créée animé se trouve extraite du jugement négatif porté par le créateur. On peut penser qu’elle échappera à l’effacement annoncé. En effet, bien que le texte n’explicite pas encore la décision d’épargner Noé, l’exception dans le regard divin est présentée comme grâce (« Noé trouva grâce »), don accordé à Noé par « le Seigneur ». Cette singularité de Noé est due à son rapport spécifique à Dieu. À la différence de « toute chair » dont la route est désaxée (v. 12) Noé suit « les voies de Dieu », il n’est pas mené par son cœur mauvais. Et le texte ajoute : « il engendra trois fils : Sem, Cham et Japhet. » C’est un père qui engendre selon le modèle de l’image transmise avec des noms propres pour les fils (voir Gn 5), et non selon le flou des « générations de son temps ». Il est dit « homme juste » (ici ‘îsh en hébreu), pour cet ajustement générationnel aux « voies de Dieu ». C’est donc une justice qui ne peut être reconnue que par Dieu lui-même. En Noé, l’acteur divin a trouvé quelqu’un à qui parler au sein d’un monde axée sur la « chair » et lieu d’une violence envahissante.

2. Phase d’acquisition de compétence (6, 13-7, 5)

Sont introduits deux discours de l’acteur divin adressés à Noé : l’un sous le nom Elohîm (6, 13-21), l’autre sous le vocable « le Seigneur » (7, 1-4). Nous les considérons comme transmission à Noé du savoir requis pour qu’il entre dans le projet divin. Nous analysons plus longuement le premier discours montant seulement ce que le second ajoute au dispositif figuratif repéré.

2.1 La fin annoncée

« Le terme de toute chair est venu devant moi : la terre s’est remplie de violence avec eux et je vais les dissoudre avec la terre. » Cette traduction, grammaticalement boiteuse, reste plus proche du texte hébreu. Les pronoms « eux » et « les » renvoient au contenu sémantique du collectif « toute chair ». Dans le texte massorétique, le terme « adam » n’apparaît pas ici. La focalisation placée sur son cœur (v. 5) s’est ici élargie à toute la terre comme habitat, en même temps qu’elle pointe « toute chair » comme étant ce qui dans le monde adamique est source de violence destructrice et condamné à la perte. Personne cependant pour s’en rendre compte, n’eut été ce discours divin à Noé. Celui-ci, déjà mis à l’écart dans le voir divin, l’est aussi dans le discours de « Dieu ». Il en représente le seul auditeur compétent. Seul informé de la pente néfaste sur laquelle est engagée « toute chair », il est soustrait, dans la parole divine, à l’opération de destruction : « je vais les détruire » dit Dieu. La même parole qui annonce la destruction générale signale déjà l’extraction de l’auditeur. L’exception qu’il constitue paraît compliquer une opération qui serait plus simple si elle était totale. En effet, dans notre récit, l’exclusion de la catastrophe pour Noé et sa suite devient le centre d’intérêt alors que le volet destruction semble rester marginal ou aller de soi. Le texte biblique ne raconte pas l’instauration du sujet destructeur comme on peut le voir dans le récit du déluge chez Ovide : trois pages décrivent le mûrissement de la décision (p. 46-48 de la version citée), ainsi que les débats entre les dieux quant à la nécessité du châtiment et sur le moyens destructeurs à employer.